Traducteur du Coran, longtemps professeur au Collège de France, l’orientaliste Jacques Berque, mort en 1995, était à la fois un homme de terrain et un érudit, un savant et un poète. Une harmonie qu’il tirait de sa vision profondément originale de la civilisation arabe. Ecrite dans une langue unique, magnifique, son œuvre réhabilite des peuples qui font figure d’éternels mal aimés, et contribue à les faire comprendre. Jacques Berque a ainsi joué un rôle essentiel de passeur entre les cultures. A ses élèves, il a transmis, bien plus qu’une somme de connaissances, une vision du monde.

« Je veux l’éducation dans la culture musulmane de ceux qui en manifestent le désir, l’expansion de l’arabe dans les lycées et collèges, etc., et la préparation d’éducateurs pour l’enseignement de la religion musulmane au sein d’un institut spécialisé. C’est une idée que j’ai lancée il y a déjà dix ou quinze ans et qu’on n’a jamais appliquée, laissant le soin de cette éducation à un personnel venu de partout et d’ailleurs. (…) Supposez qu’il se crée en France non pas un Islam français, mais un Islam de France, disons, pour simplifier, un Islam gallican, c’est-à-dire un Islam qui soit au fait des préoccupations d’une société moderne, qui résolve les problèmes qu’il n’a jamais eu à résoudre dans ses sociétés d’origine qui, pour des raisons historiques, ne sont pas des sociétés du niveau du nord de la Méditerranée. Figurez-vous le retentissement qu’aurait cet Islam de progrès sur le reste de la zone islamique. La voilà, la solution à laquelle je faisais allusion: solution à terme, bien sûr. Cet Islam de progrès, c’est le seul partenaire capable de faire reculer l’islamisme. (…)

– En somme, pour les Algériens comme pour les Français, pour les musulmans comme pour les chrétiens, l’émigration peut devenir une chance?

– Absolument, au lieu d’être un poids mort, une charge dont s’occupent seulement les flics ou à la rigueur les humanitaires, au mieux les humanitaires et en fait les flics… »

En avril 1995, quelques mois avant sa mort, l’orientaliste Jacques Berque dialoguait à la télévision avec son ami l’écrivain Jean Sur. Né en Algérie en 1910, titulaire pendant vingt-cinq ans la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France, Jacques Berque est l’auteur de nombreuses traductions, dont celle du Coran. Il était attaché à la création d’une véritable solidarité méditerranéenne – ou plutôt à son « outillage », à son investissement d’une volonté politique, car les liens, notamment économiques, existent déjà -, il déplorait que la construction de l’Europe de Maastricht se fasse résolument vers le nord, en tournant le dos au bassin méditerranéen.

« Augmentez votre poids spécifique »

Il se livrait dans cet entretien télévisé à une précieuse analyse de l’actualité – « actualité », ou plutôt, selon ses propres termes, « émergence de situations déjà à l’œuvre depuis longtemps, et qui appellent non pas l’observation hâtive ni la recette, fût-elle recette de professionnels, mais des projets qui ne peuvent être qu’à long terme ». Il y commentait les questions de l’immigration maghrébine en France, de l’Islam et de la modernité, de l’intégrisme algérien, s’indignait de l’iniquité des accords israélo-palestiniens, et revenait sur les errements français – à son sens – de la guerre du Golfe. Diffusé sur Arte, le dialogue a été retranscrit et publié en 1996 aux éditions Mille et une nuits (la collection des petits livres à dix francs) sous le titre Les Arabes, l’Islam et nous. Jean Sur y a ajouté en appendice un texte magnifique, intitulé Un homme matinal, dans lequel il rend hommage à son ami.

Il avait rencontré Jacques Berque à Tunis, en 1968. Ebranlé par les événements de cette année-là – il avait trente-cinq ans -, il lui demanda un conseil. Berque lui répondit: « Augmentez votre poids spécifique. » Il trouva par la suite dans ses ouvrages – Dépossession du monde, L’Orient second – un écho à ses propres préoccupations: « Je m’étonnais de reconnaître quelque chose de moi dans le destin de pays qui m’étaient étrangers. Le romantisme de l’écriture y était pour quelque chose, mais moins que l’amitié libératrice avec laquelle Berque considérait ces pays. On les disait sous-développés, il les voyait sous-analysés, sous-aimés. Il me les rendait si proches que leurs blessures devenaient les miennes. Je comprenais leurs déchirements, je partageais leurs espérances. » Lui aussi, il s’en rendait compte, avait été « colonisé », dépossédé, et avait une liberté à retrouver, une identité à reconstruire.

L’arabisme, « un trésor soustrait à l’histoire »

« L’arabisme est une manière d’être », écrit Jacques Berque dans Les Arabes, un essai dont la première version date de 1959, et qu’il a réactualisé par deux fois pour les besoins de nouvelles éditions dans les années 70. Qu’est-ce que l’arabisme, pour les peuples qui s’en réclament ? « Est arabe, à leurs yeux, tout ce qui apparaît comme antique, comme authentique, comme survivant à toutes les déformations, à toutes les adaptations: bref un trésor soustrait à l’histoire, et que celle-ci n’a pu que dilapider ou aliéner, qu’il faut donc reconstituer, dès que faire se pourra, et rendre à sa première splendeur. Est arabe, en second lieu, ce qui est unitaire, ce qui correspond ou s’appelle d’un bout à l’autre d’une sorte d’échange planétaire. Cette unité n’est pas un constat. C’est un voeu, un postulat. »

Pour Jean Sur, Berque restaure effectivement le rêve de l’unité, la possibilité d’articuler le personnel et le collectif: « En lisant Jacques Berque, écrit-il, le sous-développé que j’étais réapprenait un pays intérieur, une présence parmi les autres, retrouvait des mouvements de l’enfance scellés par le conformisme social, s’essayait à sentir, retrouvait le désir, l’encore et le davantage, le plus et le trop, l’erreur et le vertige. Autre chose aussi, et du même mouvement: la fraternité première des gens qui ont le bonheur de chercher leurs signes vrais. Et aussi le regard neuf qu’ouvre cette fraternité-là, et le goût de réfléchir qu’elle cheville non pas dans la boîte crânienne mais au cœur de la chair. »

L’Orient, lieu du Verbe

Idéaliste, admirateur de la civilisation arabe, Jacques Berque n’avait pour autant rien d’un chercheur enfermé dans sa tour d’ivoire, ignorant des vicissitudes de l’histoire arabe de ce siècle. Pour cet homme « de terrain et d’esprit », la culture arabe était aussi et surtout un vécu: sa jeunesse algérienne, ses vingt et un ans passés au Maroc, ses amitiés nombreuses avec des intellectuels arabes… De l’Orient, il avait appris la « cofluidité des secteurs de la vie » – formule que Jean Sur emprunte à Paul Klee. Dans Les Arabes d’hier à demain, il écrivait:

« Si l’Orient est le lieu du Verbe, il est celui de l’homme qui recueille le Verbe et le multiplie. Et nulle part l’être social ne se fait de rapports plus amples et plus soudains. La splendeur du passé, les misères du présent, l’appel des sens et de l’absolu, les interdits les plus durs et l’impulsion la plus fougueuse, s’y offrent, tout ensemble opposés ou conjoints, sincères ou mimés de bonne foi. Leur synthèse, bénéfique ou ruineuse selon le cas, cumule les contraires, fait loi des disparates. Voilà l’un des traits le plus vraiment personnels de l’Orient arabe. En lui l’éternel et le transitoire, le sublime et le trivial, la furie de l’existence et la fidélité à l’essentiel s’unissent dans un geste, un propos, un paysage. C’est pourquoi l’immédiat y annonce l’authentique. »

Berque explique dans Les Arabes que la fonction de la langue, pour les Arabes, est différente, supérieure à celle qu’elle remplit pour les Occidentaux: « L’innovation industrielle n’étant pas encore de leur fait, et plutôt par eux subie que produite, leur ardeur sera d’autant plus vive à exercer de la sorte au fond d’eux-mêmes une compensation langagière. (…) La langue est, chez les Arabes, si l’on peut risquer l’expression, phénomène social sur-total. Non seulement elle exprime et suggère, mais elle guide, transcende. » Il détaille cette explication: « l’arbitraire du signe » établi par Saussure, et constatant l’absence de lien logique entre les syllabes d’un mot et leur signification, ne vaut pas, explique-t-il, pour la langue arabe. Il donne un exemple: ainsi, en arabe, les mots se rapportant à l’écrit dérivent tous de la racine k.t.b.: Maktûb, maktab, maktaba, kâtib, kitâb. En français, ces mêmes mots sont: écrit, bureau, bibliothèque, secrétaire, livre. Les mots français sont tous les cinq arbitraires, mais les mots arabes sont, eux, « soudés, par une transparente logique, à une racine, qui seule est arbitraire ». « Alors que les langues européennes solidifient le mot, le figent, en quelque sorte, dans un rapport précis avec la chose, que la racine n’y transparaît plus, qu’il devient, à son tour, une chose, « signifiant » une chose, le mot arabe reste cramponné à ses origines. Il tire substance de ses quartiers de noblesse. »

Une langue qui transcende le réel

La démonstration vaut aussi pour sa propre écriture, même s’il s’exprime en français: ce que dit Jacques Berque est indissociable de la façon dont il le dit. Son écriture a une saveur unique. Son érudition est immense, et la lecture de ses écrits présuppose le plus souvent une solide connaissance de base de l’histoire factuelle et de la culture arabes, sans quoi certaines phrases, certains passages demeurent si hermétiques, passent si loin au-dessus de la tête, que le fou rire nerveux devient le seul choix laissé au profane. Même les passages immédiatement accessibles doivent parfois être relus deux fois pour faire sens. Mais quel sens, alors! L’effort est récompensé par un véritable feu d’artifice. Chez Jacques Berque, le terme recherché, compliqué, n’est jamais gratuit. Sa langue est vivante, riche. Elle bannit les lieux communs, les termes galvaudés, pour se frayer son propre chemin, profondément singulier – signe de l’originalité rafraîchissante de sa pensée. Berque n’est pas seulement un érudit; il est aussi poète et visionnaire. Son écriture est le plus souvent abstraite, mais d’une abstraction utile, prodigieusement riche de sens – « L’abstraction charnelle », dit Jean Sur -, qui sert à transcender le factuel pour révéler des vérités cachées, grâce à des analyses fulgurantes formulées dans une langue raffinée, ciselée, admirable.

Outre cette conception de la langue plus forte que la conception occidentale traditionnelle, Berque établit le primat, dans la culture arabe, « du signe sur la chose », du symbole sur le fait. Et c’est bien là une attitude de résistance, puisqu’elle fut l’arme des colonisés: « Ils utilisaient, instinctivement, les seuls moyens à leur portée: le verbe contre le fait, le maquis contre la guerre classique, l’affirmation incantatoire contre l’objectivité, et, d’une façon générale, le signe contre la chose. Que pouvaient-ils faire de plus opportun? Et si le signe, à terme, appelait la chose? » Cette analyse lui permet de résumer d’une formule le défi de l’indépendance pour les peuples arabes au moment de la décolonisation: « Les symboles ont pu, pour large part, triompher du fait, tant que ce fait était celui des autres. A présent, il faut aux Arabes arracher le fait, devenu leur, à la maîtrise des symboles. » Cela face à des puissances occidentales qui, de tout temps, ont tenté de « prendre, si j’ose dire, les Arabes à la glu des faits ».

Défier l’aliénation

La décolonisation a donné aux Arabes un rôle à jouer dans la communauté internationale: « Leurs affinités méditerranéennes, leur qualité de vieux classiques leur donnent une place à part dans la coalition des insatisfaits et des virtuels contre les possédants et les agissants. » L’arabisme demeure bien un refuge, un trésor inaliénable:

« Il a fallu du temps pour séculariser l’association des hommes, les prestiges de la langue, l’appel de l’unité. Ce n’est pas encore ni partout terminé. De là des équivoques persistantes, une difficulté certaine à s’ajuster aux cadres contemporains, fruits de l’histoire européenne des trois derniers siècles. De là aussi les prestiges d’une familiarité avec le sacré: noblesse d’allure, disponibilité, dépassement continuel du banal, du quotidien et de l’objectif. Privilège de n’être, et de ne se sentir jamais complètement tenu à ce qui n’est pas soi. C’est là un défaut, sans doute, mais aussi un recours infaillible contre toutes les formes du définitif. L’externe pourra être éludé, l’innové remis périodiquement en doute, et par là bien des constructions resteront précaires: mais on défiera efficacement l’aliénation, on ne se rendra jamais. »

« Un officiel clandestin »

Il y a bien, dans la vision que donne Berque des Arabes, une clandestinité fascinante, et qu’il partage – « Vous êtes un officiel clandestin », lui a dit un jour Jean Sur. Parmi les caractéristiques que Jacques Berque extrait de l’histoire des Arabes, il y a l’interprétation du désert, de sa signification:

« La vision traditionnelle que les Arabes se forment d’eux-mêmes – et nous aussi d’après eux – est celle d’une vie fusant du désert, d’une force rayonnant du vide. Exigence passionnelle, éloquence, bravade emphatique, inguérissable désir animent, depuis trois millénaires, les vagues humaines qui surgissent de ce cœur désolé. Elles viennent aboutir, loin vers le nord, aux alluvions des grands fleuves – Nil, Tigre, Euphrate – et aux abords de la Méditerranée. Il y a quatorze siècles, l’Islam sublima ce dynamisme, comme pour donner raison aux vues de l’exégèse romantique qui fait du désert le lieu par excellence du monothéisme. »

Il souligne la persistance de l’idéal nomade, célébré par la poésie d’avant comme d’après l’Islam, malgré sa mise à mal par les civilisations urbaine, puis industrielle: « Après tout, le désert n’est-il pas l’exaltation de la pénurie? N’est-il pas, jusque dans les plaisirs de la juteuse oasis, le souvenir réanimateur des soifs? » L' »exaltation de la pénurie » est sans doute l’un des concepts les plus étrangers à la civilisation occidentale que l’on puisse imaginer. C’est toutefois bien le « souvenir réanimateur des soifs » que Jean Sur a trouvé dans l’œuvre de Berque: « Il y avait plus de demeures dans le désir que je n’avais su l’espérer », écrit-il.

Les décombres et l’espérance

Par son écriture, dont la noblesse, porteuse d’un autre système de valeurs, change le regard, l’œuvre de Berque rend justice aux Arabes, et contribue, même modestement, à dissiper les malentendus et à laver les humiliations dont le siècle n’a pas été avare à leur égard. Elle donne en outre une vision différente de peuples le plus souvent évoqués, aujourd’hui, dans le contexte de l’immigration, c’est-à-dire détachés de leur passé, de leur histoire, et « mal vus », exposés au racisme. « Je suis un Arabe, personne n’ose plus dire ce mot », lançait l’écrivain d’origine algérienne Azouz Begag, portraituré dans Libération (10 novembre 1997). On a beau rappeler de façon convenue et théorique la richesse de la culture arabe pour contrer la mentalité raciste, on en sait rarement assez pour éprouver véritablement cette richesse. Jacques Berque, lui, évoque pêle-mêle, parmi ses références, le Supplément au voyage de Bougainville, la Profession de foi du vicaire savoyard, et l’œuvre d’un contemporain indien de Rousseau, Shah Waly Ullah al-Dihlâwî, au sujet de qui il écrit:

« Celui-là sut fournir, des rapports entre la conscience, la norme, la société et la Nature, des analyses d’une stupéfiante richesse. Serait-il – et je n’en crois rien – le seul phare à redécouvrir du côté de l’Islam, que notre remontée dans le temps, pareille à celle de Faust, se tiendrait pour récompensée de son audace. Je sais maintenant, grâce à ce penseur sunnite, qu’avant la bifurcation que la technologie déchaînée allait imprimer au devenir mondial, des cultures diverses, mais non pas adverses, auraient pu concourir. Elles auraient pu fonder à elles toutes un avenir commun. Utopie rétrospective? Assurément, mais ce n’est qu’un cas entre bien d’autres de ces retrouvailles où les richesses du multiple se recomposent en unité de l’humain. »

Cette « utopie rétrospective » est le sujet d’Andalousies, la leçon de clôture de Jacques Berque au Collège de France en 1981, publiée en appendice à l’essai Les Arabes et qui se conclut ainsi: « J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance. »

Mona Chollet

Dans son ouvrage L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, l’universitaire palestinien Edward W. Saïd juge le travail de Jacques Berque.

Oeuvres de Jacques Berque: Dépossession du monde, Seuil, 1964; L’Egypte, impérialisme et révolution, Gallimard, 1967; L’Orient second, Gallimard, 1970; Langages arabes du présent, Gallimard, 1974; L’intérieur du Maghreb: XVe-XIXe siècle, Gallimard, 1978; Arabies, Stock, 1978; Structures sociales du Haut-Atlas, PUF, 1978; Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, 1979 (1962 pour la première édition); L’Islam au défi, Gallimard, 1980; L’immigration à l’école de la République, rapport au ministre de l’Education nationale, CNDP, 1985; Mémoires des deux rives, Seuil, 1989; Le Coran, traduction, Sindbad, 1991; Il reste un avenir, entretiens avec Jean Sur, Arléa, 1993; Relire le Coran, Albin Michel, 1993; Adonis, Soleils seconds, traduction, Mercure de France, 1994; Musiques sur le fleuve, Albin Michel, 1996; Adonis, Singuliers, traduction, Actes Sud, 1996; Les Arabes suivi de Andalousies, Sindbad/Actes Sud, 1997 (1973 et 1981 pour les premières éditions).